Philosophie du dépouillement. La pauvreté rend-elle heureuse ?

Introduction : Le terme cynique a bien changé de sens.

Le cynisme est une attitude face à la vie provenant d’une école philosophique de la Grèce antique, fondée ou du moins inspirée par Antisthène1 et connue principalement pour les propos et les actions spectaculaires de son disciple le plus célèbre, Diogène de Sinope. Cette école a tenté un renversement des valeurs dominantes du moment, enseignant la désinvolture et l’humilité aux grands et aux puissants de la Grèce antique. Radicalement matérialistes et anticonformistes, les cyniques, et à leur tête Diogène, proposaient une autre pratique de la philosophie et de la vie en général, subversive et jubilatoire. L’école cynique prône la vertu et la sagesse, qualités qu’on ne peut atteindre que par la liberté. Cette liberté, étape nécessaire à un état vertueux et non finalité en soi, se veut radicale face aux conventions communément admises, dans un souci constant de se rapprocher de la nature. Le cynisme a profondément influencé le développement du stoïcisme par Zénon de Kition et ses successeurs à partir de 301 av. J.-C.

Revenons à nos moutons !

Pourquoi choisir la pauvreté ?

Par choix, Diogène vit dans la pauvreté et le dénouement. Par conviction, Diogène vit sans possession ni attache. Il développe une philosophie du dépouillement, où il se dépossède de tout, pour être plus proche de lui-même.

Pour les cyniques, la pauvreté est une vertu ; a contrario, la richesse est à proscrire. Ne rien posséder permet de se détacher des choses matérielles, et ainsi accéder à la liberté. On ne peut, en même temps, avoir et être. La seule richesse est l’autonomie. Le pauvre est celui qui désire plus qu’il ne peut acquérir. Vivre en autarcie correspond à l’idéal stoïcien, aussi bien qu’à l’idéal des cyniques.

« La vertu ne saurait habiter dans une ville, ni une maison riche »

L’avoir épuise l’être. Les possessions finissent par nous posséder. L’autosuffisance est le seul bien à rechercher. Pour y accéder, il convient de se satisfaire du minimum : une alimentation frugale, un logement sommaire, le moins de possessions possible. Lorsque Platon brime Diogène en un « Socrate devenu fou », il fait référence à cette ascèse radicale, à ce mode de vie marginal, à cette promotion de la pauvreté.

Quel est le mode de vie prôné par les cyniques ?

La fin que se propose la philosophie cynique est le bonheur. Ce bonheur consiste à vivre conformément à la nature. La quête de liberté des cyniques est directement inspirée par le modèle animal. Toutefois, l’être humain ne doit pas se réduire à la bestialité, à la barbarie, mais à la nature. Le modèle cynique est plutôt celui d’une vie minimaliste, inspirée de la vie à l’état sauvage.

Les cyniques encouragent à mener une vie simple et naturelle. Vertu et bonheur sont permis par une vie ascétique, en accord avec la nature. D’ailleurs, étymologiquement, cynisme (kinikos) signifie chien. Les cyniques vivent et se présentent comme des chiens. Diogène se félicitait ainsi de son surnom de « chien », donné par ses détracteurs.

D’après les cyniques, la liberté humaine ne diffère point de celle du chien. Diogène « aboie devant les ignorants et lèche les sages » (Baldacchino, 2014, p.74). Diogène, dont le surnom fut le chien, loge dans son célère tonneau, devenu le symbole du principe d’autarcie. En fait, il dormait dans un pithos, une grande jarre (il n’y avait pas de tonneau en bois à son époque). Ses possessions se limitent à un bâton (qui a une utilité pédagogique), une lanterne, et une coupe. A ce propos, on raconte que Diogène, à la vue d’un enfant qui buvait avec sa main, jeta son écuelle de colère.

Les cyniques prônent une alimentation tout juste suffisante (eau, herbes), un logement spartiate (abris de fortune), de vieux vêtements (Diogène porte un manteau élimé et abîmé), une apparence négligée (cheveux longs, barbes non entretenues), la mendicité et l’aumône…

Dès l’antiquité grecque, les hommes se voyaient aliénés par des besoins superfétatoires, des pressions sociales normalisantes, des exigences aliénantes. Altérés par la vie sociale, les besoins individuels doivent retrouver leur simplicité naturelle. L’homme doit parvenir à se défaire de ces contraintes pesantes. La raison doit l’emporter sur les passions (biologiques, comme sociales). La vie conforme à la nature se spécifie par l’absence de contraintes. Les besoins sociaux entravent la réalisation de la nature.

La pensée cynique voit dans le monde pré-prométhéen, un modèle à suivre, un monde naturel où l’être humain est libre. L’homme doit s’émanciper de la dictature civilisationnelle, qui le corrompt en besoins superflus.

Diogène se vante d’« être riche sans une seule obole » et s’enorgueillit d’être sans cité, sans maison, privé de patrie, vagabond, mendiant, vivant au jour le jour. Après avoir vu un enfant boire sans écuelle, Diogène se comprit battu. Il se débarrassa alors de son récipient. De même, Cratès, digne représentant de l’école Cynique et grand héritier, se débarrassa de sa fortune, en la donnant aux citoyens de Thèbes. Elève de Diogène, Cratès choisit également le dépouillement comme mode de vie, comme le souligne Plutarque :

« Cratès avec seulement son sac et sa cape en lambeaux, rit à la vie en plaisantant, comme s’il était toujours à un festival ».

Cratès su mettre en conformité ses principes de vie avec sa pratique. En abandonnant sa fortune, il s’affranchit d’un obstacle à sa liberté. La pauvreté, de même que la discipline du désir, constituent une condition à la liberté. La pauvreté serait ainsi le principe de son indépendance. Plus que les mots et les longs discours, la négation du matériel, le refus des honneurs, le rejet de la fortune, forment les meilleurs arguments pour défendre une philosophie de vie.

L’ascèse radicale et le choix sans ambages de la pauvreté des représentants du cynisme ont pour objet de les libérer. L’idéal philosophique des cyniques est la vie autarcique.

Comment se délester pour se libérer ?

Sans possession, sans attache, sans besoin superflu, Diogène vit libre, loin de tout chagrin ou crainte, comme le souligne Epictète. En cela, il était marginal face aux athéniens, qui ne cessaient de se soucier de leurs biens, de comploter pour assurer leur survie, de travailler pour obtenir récompenses et honneurs… Incapable de goûter le moindre repos salvateur, les contemporains de Diogène enduraient souffrances et angoisses. A ces peurs, Diogène opposait son bien souverain, l’indépendance. Vivant en autarcie, Diogène se suffisait à lui-même, et ne dépendait de rien, ni de personne. Les cyniques placent « la liberté au-dessus de tout ».

La société de consommation, la profusion de biens, la pression aux achats ostentatoires, interrogent forcément à l’aune de la philosophie cynique. Peut-on être véritablement libre dans le démonstratif et le superflu de notre société marchande ?

La liberté cynique, comme stoïcienne par ailleurs, se gagne sur le terrain de la retenue, de la discipline du désir. Diogène prescrit de réduire ses besoins au minimum vital. En ce sens, le sage est celui qui se satisfait de peu. Ne rien posséder permet de se rapprocher de soi. La réussite est un combat intérieur, permettant de s’affranchir des besoins non-nécessaires. On observe dans quelle mesure cette sagesse antique s’oppose catégoriquement à l’extériorisation du désir, à la débridation des désirs des sociétés modernes occidentales.

En outre, la liberté cynique enjoint de mettre à distance les règles normatives, les lois, les bonnes mœurs, les us et coutumes… Ces contraintes représentent des sources de servitude. Diogène développe une pensée profondément contestataire et irrévérencieuse. Son objet est de subvertir la morale commune, de renverser les idéaux partagés. La liberté est donc également un travail de mise en perspective des forces sociales coercitives. Le sage ne se soumet point à la doxa populaire. La liberté doit sans cesse se défendre contre les besoins corporels et les normes sociales.

Se libérer consiste à abandonner les modes de vie et de pensées ordinaires. Le sage vit en décalage, en marge des cadres restrictifs et des pratiques quotidiennes de ses contemporains. C’est par le fait même qu’il ne se soucie pas le moins du monde du regard inquisiteur porté par les autres sur sa façon d’être, qu’il est indépendant. Est donc libre celui qui ne vit plus emprisonné par le jugement social.

Peut-on établir un lien entre pauvreté, (auto)création ?

Les objets réduisent l’homme en servitude. L’être est limité par ses avoirs. Les besoins de possessions en plus de faire souffrir et endurer mille épreuves inutiles, éloignent l’homme de lui-même. Par le désir d’acquérir, l’individu passe de créateur à imitateur. Dans la société prométhéenne, l’homme devient alors un produit non-réflexif de sa civilisation. Son être s’épuise, à mesure qu’il succombe à la recherche du profit. A contrario, à l’état sauvage de l’ère pré-prométhéenne, les hommes seraient libres de créer, par l’absence de codes et de règles normatives.

La création de soi implique nécessairement de faire abstraction de la mimétique des désirs, du regard évaluateur des autres. Le processus d’autocréation doit mettre à mal les dynamiques normalisantes. L’homme souverain, par définition, ne s’établit pas selon des standards, mais s’érige en vertu de ses propres critères, en fonction de ses règles personnelles.

De la sorte, la richesse et l’autocréation s’opposent à deux niveaux :

  • La quête effrénée de biens, l’appât du gain, ne peuvent que détourner l’individu de ses richesses intérieures. Rechercher le succès extérieur, c’est renoncer à toute possibilité de victoire sur soi-même. Devenir maître des soi implique un travail d’introspection, un regard dirigé vers son for intérieur, alors même que l’ambition dans les affaires entraîne un mouvement vers l’extérieur ;
  • En outre, les possessions finissent par nous posséder. Plus j’ai, moins je suis. S’affranchir des objets, vivre de manière minimaliste, permet également de faire le vide en soi, condition nécessaire à sa liberté intérieure.

A titre d’illustration, dans l’histoire de la pensée, on ne peut qu’être frappé par la concomitance entre l’austérité et le génie. Dans Ethique à Nicomaque, Aristote condamne la chrématistique, c’est-à-dire l’accumulation de monnaie pour elle-même. L’art de s’enrichir s’oppose déjà à l’art du bien-être (oïkos). Il s’agirait là d’une activité contre nature. De même, bien plus tard, Nietzsche condamne la passion effrénée de l’avoir et des honneurs, la recherche de l’enrichissement pour lui-même. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il écrit (p.70) : 

« En vérité, qui possède peu est d’autant moins possédé : louée soit la petite pauvreté ».

En pratique, à titre d’exemplification, on peut parler des grands génies philosophiques, qui ont renoncé à une fortune certaine, au profit d’une vie incertaine. Spinoza et Wittgenstein ont ainsi refusé l’héritage familial.

En 1656, Spinoza fut exclu de sa communauté religieuse. De là, il abandonna la succession de son père et les affaires familiales. Spinoza devint alors un « philosophe-artisan », qui gagna sa vie très humblement en taillant des lentilles optiques pour lunettes et microscopes. Il mènera une vie modeste et frugale, qui le conduira à rédiger quelques-uns des plus grands textes philosophiques.

De même Wittgenstein, héritier d’une fortune colossale abandonna son héritage, qu’il remettra à ses frères et sœurs, ainsi qu’à des artistes d’avant-garde. Il pensait que donner son argent aux pauvres et nécessiteux ne pourrait que les corrompre. En se délestant sciemment de ce legs familial, Wittgenstein a provoqué son propre appauvrissement, et connaîtra une vie très ascétique. Il gagna humblement sa vie en étant tour à tour jardinier ou instituteur. C’est dans l’isolement et la réclusion choisie qu’il écrira ses plus grands textes.

En dehors du champ philosophique, on peut citer Albert Einstein, comme symbole du « pauvre génie ». De 1900 à 1905, soit les années les plus prolifiques de son existence au niveau intellectuel, il vivait dans une grande précarité, voire même une certaine misère. C’est pourtant éloigné du milieu universitaire, où règne un conformisme sans pareil, qu’il élabora la plus grande théorie de la physique du XXe siècle. L’histoire de la pensée nous enseigne donc que pauvreté et (auto)création font bon ménage. Il y a déjà 2500 ans, Diogène incitait à se suffire à soi-même, à se détacher de l’envie, de l’avoir, du désir. Le cynisme renverse ainsi les préjugés, toujours et plus que jamais vivace, concernant la réussite, la liberté et la fortune. La richesse, c’est de renoncer aux désirs ; la pauvreté est d’en être esclave.

Guillaume Vimeney

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