Rabelais : Science sans conscience n’est que ruine de l’âme

En ces temps moroses qui voient un objet de 0,125 micron perturber le quotidien de l’humanité tout entière, provocant ici et là désolation, souffrance et mort, les sciences médicales ont été et sont encore convoquées pour leurs savoirs, mais elles sont aussi mises à l’index. Elles le sont afin d’éradiquer le vilain virus tandis que quelques ignorants les accusent de l’avoir fabriqué. Autrement dit des scientifiques auraient ici joué aux apprentis sorciers. Ce qui est mal et de rappeler à l’envie cette fameuse sortie rabelaisienne, extraite de son contexte littéraire et historique : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Recontextualisons-la d’abord dans le roman de Rabelais (1483 ou 1494-1553), puis historiquement.

Cette citation provient d’une longue lettre édifiante que Gargantua adresse à son fils Pantagruel dans « La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel, jadis composée par M. Alcofribas abstracteur de quintessence. Livre plein de Pantagruélisme » (1532).

Ce qui en d’autres termes pourrait se traduire par : « un mauvais gars ne saurait atteindre la sagesse, et savoir sans comprendre ruine l’entendement ». Au XVIe siècle « science » s’entend comme « Connaissance exacte qu’on a de quelque chose » ou dans l’extrait « Connaissance de certaines choses qui servent à la conduite de la vie ». « Conscience » se lit ici comme « compréhension » ou savoir qu’on sait. Et « âme » comme l’ensemble des facultés intellectuelles, « l’entendement ». (Littré et Dictionnaire de l’Académie française). Autant dire que cela nous éloigne déjà du sens que la doxa lui donne.

Une discussion entre Gargantua et Pantagruel

Dans cette lettre de Gargantua à son fils Pantagruel, où il lui conseille de se bourrer de savoir livresque, Rabelais dresse en une violente et « pantagruélique » critique les méthodes d’apprentissage des théologiens sorbonnards. Ces intellectuels, dont l’un d’entre eux Robert de Sorbon fonda le Collège de Sorbonne au XIIIe siècle, étaient chargés de l’étude des questions religieuses et du salut de l’homme en ne s’appuyant que sur les Écritures et la Tradition. À l’époque de Rabelais, ils étaient si puissants que François 1e, monarque éclairé, fonda en 1530 le Collège royal qui devint le Collège de France pour contrebalancer leur pouvoir. D’où les attaques ironiques et mordantes de Rabelais protégé du roi.

On est alors en pleine Réforme et la Contre-Réforme pointe le bout de son nez. Le bon chrétien Rabelais qui est alors protégé par François 1e, le cardinal du Bellay et par la sœur du roi, Marguerite de Navarre, ne s’en tient pas seulement à la critique des méthodes d’apprentissage, mais aussi, proche par Marguerite des évangélistes du XVIe siècle, à une attaque féroce des théologiens-rhéteurs de la Sorbonne qui se veulent les seuls gardiens du temple de la chrétienté.

Si l’on s’en tient à la signification qui lui est donnée aujourd’hui et à ce que ce terme de Science recouvre, elle reste encore incorrecte, parce qu’elle se réfère à la situation imaginaire du savant solitaire enfermé dans sa tour qui jamais ne fut d’ivoire.

Même s’il est aussi médecin, Rabelais est avant tout écrivain et l’un des meilleurs de langue française. Rabelais connait sa rhétorique et ses figures de style comme cette polyptote qui sonne bien puisque l’on y trouve en trois mots différents deux fois « science ». Mais cette science au singulier, parce qu’elle a aujourd’hui un autre sens, est de plus en plus souvent évoquée, invoquée ou convoquée. À « ce monstre monolithique » (Feyerabend) il manque son menu quotidien, aussi bien dans des textes académiques que dans sa médiatisation. Ainsi mise au singulier elle n’est pas la bienvenue dans le domaine de l’historien des sciences qui les préfère incarnées et contextualisées au pluriel et en minuscule.

Doit-on parler de la science ou des sciences ?

Autrement dit, de quoi est fait, non pas « la Science », cet universel, que l’on va jusqu’à fêter, qui ne recouvre sentencieusement qu’une idée, mais le quotidien d’un laboratoire et d’un chercheur scientifique ; modeste menu pourtant savamment étudié par une littérature abondante. Il se satisfait encore moins de cette « culture scientifique », que le coronavirus a soudain mis en lumière, parce qu’elle met les disciplines scientifiques en dehors de la culture elle-même, comme si elles se tenaient en marge du monde politique, économique et social.

Comme disait un ami et collègue, le professeur Ruano-Borbalan, « Epistémologie sans logistique n’est que ruine de la recherche ». Les savoirs scientifiques se forgent sur un temps long, à grande peine et contraintes, au sein de disciplines scientifiques diverses, dans des laboratoires hétérogènes, eux-mêmes dépendants d’établissements publics ou privés, plus ou moins bien administrés et plus ou moins bien financés, sans d’autres rapports entre eux que d’en produire de discutables et de réfutables.

Regrouper au sein d’une même appellation : la mécanique des fluides, la sociologie, la linguistique et la biologie, les essentialise et interdit une salutaire et raisonnable critique de leurs productions respectives. Le singulier et la majuscule font de ces multiples activités, historiquement datées, épistémologiquement délimitées et économiquement cadrées, une sorte de divinité unique en laquelle il conviendrait de croire ou ne pas croire, animée par des prêtres, arrogants et lointains, jaloux de partager leurs savoirs.

Parler de « culture scientifique » au lieu de « composantes scientifiques de la culture » rajoute à cette sanctification et tend à isoler des activités sociales parmi d’autres plutôt que de les rapprocher de l’ensemble des activités humaines. Alors, parlons de sciences, au pluriel et en toute conscience, parce que ces savoirs produits sont discutables, sous peine de ne pas être scientifiques, et qu’ils ne valent guère mieux que ceux du boulanger.

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