L’hypothèse qu’elle cherche à explorer est qu’il n’y a pas d’essence de la femme : le
fait que la femme est femme n’est pas ancré dans la nature ou dans une seule cause
psychologique ou sociale. Au contraire, il faut parler d’un « devenir femme », qui
définit les femmes par rapport aux hommes dans la société, avec tout un faisceau
de causes.
Comment on peut dire « ce sont des femmes » ? À quoi fait-on référence ?
Comment peut-on ajouter « la féminité se perd » ?
Simone de Beauvoir pose la question de l’essentialisation. Elle remarque, à la suite des premiers mouvements féministes, que la société a regretté la perte de la femme. Il faudrait donc plus que la simple présence de caractéristiques biologiques – les ovaires ou l’utérus par exemple – pour être femme.
La question est donc celle de la féminité. Elle distingue l’approche biologique selon laquelle être une femme, c’est être femelle, de l’approche essentialiste selon laquelle il y aurait une idée, une essence de la femme, à laquelle tout individu femme participerait en partageant des caractéristiques communes.
Elle met en doute ces deux approches par le constat que les sciences mettent en question cette idéede comportements fixes : le caractère dépend d’une situation dans laquelle un individu se trouve.
Pour autant, elle ne nie pas l’existence de traits féminins, mais montre qu’une identité n’est pas
abstraite, mais concrètement située dans le monde. Autrement dit, l’identité qui nous est donnée fait partie de nous et nous devons l’assumer. Nier cette identité en disant « nous sommes tous des humains » ne permet pas de comprendre la spécificité de notre situation.
Qu’est-ce qu’une femme si ce n’est pas qu’une femelle ? Et pourquoi la question se pose pour la femme, mais pas pour l’homme ?
La situation de la femme a ceci de singulier qu’elle se pose face à l’homme. L’homme se pense comme à la fois le masculin et comme le neutre, et non comme le mâle. Il est le point de référence :
il ne dit pas qu’il est homme. La femme, elle, va se définir par conséquent par rapport à lui. En écrivant « elle se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle, elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre », Simone de Beauvoir souligne les différentes façons dont les identités de l’homme et de la femme se pensent.
Elle introduit ici des concepts clefs pour sa compréhension de l’identité. D’un côté, l’un se pense en toute indépendance (absolu), comme un sujet conscient dirigeant sa volonté, sa raison à son gré ;
il est l’essence, la nature de l’humanité. De l’autre côté, la femme n’est pensée et ne se pense que par rapport à cette autre pensée, cette autre conception. Elle se définit comme femme par rapport à l’homme, elle est l’objet face au regard du sujet.
Comment comprendre cette opposition de l’homme et de la femme ?
L’autre est une catégorie fondamentale de la pensée. Elle est présente dans la pensée platonicienne, où les catégories du « même» et de « l’autre» sont considérées comme fondamentales. Elles permettent de constituer un groupe, une dualité. Beauvoir s’appuie sur les recherches ethnologiques de Lévi-Strauss pour montrer que la création de cette opposition du « nous » et du « eux » fait le passage entre l’état naturel et l’état de culture. Elle utilise ensuite la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel pour montrer que la structure fondamentale de la conscience et de l’identité est dans cette altérité qui nous distingue.
Hegel, dans La phénoménologie de l’esprit, développe une thèse célèbre : quand deux consciences se rencontrent, un combat se déroule pour faire reconnaître à l’autre sa conscience et sa liberté. Ce combat est un combat à mort : il faut montrer à l’adversaire que notre liberté vaut plus que notre vie. Celui qui gagne, prenant le risque de la mort, pourra soumettre le second à sa volonté et en faire son esclave. L’esclave travaille pour le maître et, dans
l’apprentissage qui s’en suit, finit par développer une liberté plus concrète que celle du maître.
Néanmoins, cet affrontement est plus tempéré dans le cadre de la société : il y a reconnaissance réciproque de nos libertés. Cet affrontement finit donc par entraîner une reconnaissance réciproque. Or, la femme reste l’autre de l’homme, elle n’obtient pas la reconnaissance. Pourquoi la femme continue à se penser par rapport à l’homme ?
Pourquoi la femme continue-t-elle à se penser comme l’autre de l’homme ? Pourquoi cette absence de réciprocité ?
Simone de Beauvoir fait plusieurs hypothèses pour montrer la singularité de la situation de la femme.
La première hypothèse : ce qui permet de poser une communauté comme autre c’est le nombre.Il faut qu’elle soit la minorité. Ce fut le cas des juifs en Allemagne. Mais la femme n’est pas une minorité ; elle compose la moitié de l’humanité et n’a jamais constitué une communauté séparée.
La seconde hypothèse : la situation doit se comparer à celle du prolétariat. Le prolétariat n’est pas minoritaire et fait partie de la même tradition que ceux qui l’exploitent. Mais le prolétaire est une réalité historique : il est apparu dans un contexte ; il peut se grouper et changer les choses.
Dans l’absolu, les autres groupes sociaux opprimés pourraient rêver une élimination des oppresseurs, cependant les femmes ne peuvent se débarrasser de tout homme. Ils sont unis.
La femme est donc l’autre ; mais son altérité a ceci de spécifique qu’elle n’est ni historique ni contingente : les deux genres face à face sont nécessaires l’un à l’autre. Cette réciprocité n’a pas
participé à sa libération pour deux raisons. D’abord, l’opprimé intériorise le besoin de l’oppresseur.
Ensuite, parce que participer à ce besoin, même si cela suppose la soumission, donne aussi des avantages qu’il est difficile de quitter. Nous refusons notre liberté par lâcheté, par facilité, ou parce que la situation nous empêche de la saisir.
Comment toute cette histoire a-t-elle commencé ? Si la dualité des sexes s’est traduite en conflit, comment se fait-il que le conflit se soit autant résolu en faveur de l’homme ?
Ici, Simone de Beauvoir montre tout l’arbitraire et la suspicion que nous devons avoir pour les justifications proposées des rôles sociaux. En effet, elle cite diverses références philosophiques, historiques ou religieuses, pour montrer qu’il y a eu un effet de justification et de nivellement des statuts.
La philosophie de Beauvoir rejoint les philosophies du soupçon, comme celle d’un Nietzsche qui réclame qu’on se demande « qui écrit » face à un texte, c’est-à-dire : quelle est sa situation ? Quel intérêt a-t-il à défendre un tel point de vue ?
Ainsi, l’homme qui écrit est partie prenante dans le conflit entre le sujet et l’autre : il défend un point de vue. Chaque écrit sur la femme est empli d’une justification douteuse de son rôle et de son statut, empli aussi de contradictions. Dans la première partie du Deuxième Sexe, elle interroge ces différents mythes que nous avons écrits pour décrire et justifier le statut de la femme. Elle montre, à l’aide de l’exemple des juifs ou des noirs américains, que la même lutte s’engage à partir de dénigrements et de justifications. Nous tendons à donner un être, une essence éternelle, à un individu en fonction du groupe auquel il appartient. En vérité, « être » revient à « être devenu », puisque nous avons été constitués. Elle reprendra cette idée quand elle écrira « on ne naît pas femme, on le devient ».
Cette opposition doit-elle continuer ? Ou, plus exactement, quel intérêt tirons-nous de la continuation de cette opposition ?
Il y a là un enjeu politique et social : la demande de droits supplémentaires est mal vécue par ceux qui dominent. Avec force d’ironie, elle décrit les propos d’un auteur français : Mauriac. Elle montre que derrière son mépris, il revendique la supériorité masculine comme une supériorité personnelle : en appartenant au même groupe social que des génies masculins, nous sommes un peu génie nous mêmes. Dans la construction de soi, nous voyons donc qu’il y a un regard historique qui constitue notre identité.
Elle construit aussi une typologie de l’altérité. Il y a l’autre, presque ennemi, qu’il faut dévaloriser pour se valoriser – l’étranger, la marâtre – mais il est également possible de poser l’autre comme semblable avec qui nous partageons des traits communs et en qui nous pouvons nous reconnaître. Elle décrit enfin la différence entre égalité et liberté concrètes et abstraites. Nous posons abstraitement l’autre comme une liberté et ainsi comme égal à nous. Mais nous observons concrètement qu’il y a des différences dans les faits – la femme qui ne travaille pas par exemple : ainsi, il n’y a pas d’égalité de fait, mais seulement de principe ; et donc il n’y a pas de liberté non plus dans les faits. La femme reste dépendante de l’homme malgré les affirmations masculines.
Comment éviter une discussion vaine et analyser sans parti pris la question ? Que propose d’original cet ouvrage ?
Hommes comme femmes sont juges et partis dans cette question : ils tranchent, mais ont un intérêt dans la réponse apportée. Le risque est de continuer dans l’opposition creuse d’arguments.
Beauvoir se réfère rapidement au paradoxe du Crétois qui dit : « tous les Crétois sont des menteurs ». Ce qu’elle souhaite souligner est le sophisme qui consiste à réduire un être à des caractéristiques. Ainsi, ce n’est pas parce que nous sommes Crétois que nous mentons.
L’homme et la femme sont « en situation », plus ou moins incités à chercher la vérité et les causes de la situation à laquelle ils sont soumis. Nous retrouvons ici un déterminisme : des causes agissent sur nous et, si nous voulons nous en libérer, il faut en prendre conscience.
La femme prend conscience de son statut subi : « autre » par rapport aux hommes. Son but va donc moins être de revendiquer des droits, mais d’analyser le monde féminin afin de mieux articuler la politique à la réalité.
L’auteure reconnaît un parti pris, l’objectivité étant impossible, mais ce parti pris est riche de sens et il s’agit de le comprendre et le garder en tête.
Le parti pris est décrit comme une morale existentialiste :
« tout sujet se pose concrètement à travers des projets
comme une transcendance ; il n’accomplit sa liberté que par
son perpétuel dépassement vers d’autres libertés ; il n’y a
d’autre justification de l’existence présente que son expansion
vers un avenir indéfiniment ouvert ».
Cela signifie que nous agissons sans cesse pour nous exprimer
comme liberté à travers nos actes, dans le monde et
par rapport aux autres. Il n’y a pas d’autres sens ou valeurs
à chercher que ceux que nous donnons à nos actes. Quand
cette liberté est restreinte, l’individu ne peut s’exprimer par
les actions qu’il souhaite, ou il décide de diminuer sa capacité
d’action et de subir une valeur qui lui est extérieure,
c’est alors une faute envers lui. Si nous l’en empêchons, nous
l’opprimons. Simone de Beauvoir conclut que la particularité
du sujet féminin est que nous ne cessons de lui imposer
un projet qu’elle n’a pas choisi : celui d’être une femme, qui
doit correspondre à un type. Elle est donc déterminée par un
regard extérieur qui la considère toujours simplement relativement
à lui.
Elle demande à travers son ouvrage quelles sont les voies
ouvertes aux femmes, quelles sont les situations concrètes
d’indépendance ou d’impasse qu’elles rencontrent.
Dans ce texte, nous retrouvons donc ce que vit chaque
sujet qui s’éprouve comme liberté, peu importe sa situation
sociale. Mais Simone de Beauvoir décrit concrètement le
monde féminin, le regard que nous portons sur lui, l’histoire
féminine, les situations concrètes et la place de la femme
au sein de la société ; elle révèle ce qui détermine concrètement
une identité en situation, une liberté en situation, une
conscience en situation.
Ce livre est considéré comme l’un des ouvrages majeurs du
féminisme : il cherche à décrire dans les moindres détails le
statut de la femme.
L’ouvrage est particulier, car il est aussi teinté d’autobiographie,
surtout s’il est mis en rapport avec Les mémoires d’une
jeune fille rangée, autre ouvrage de Simone de Beauvoir.
Il reprend les grandes approches philosophiques de son
époque :
l’existentialisme, la phénoménologie et le matérialisme historique
des marxistes, mais avec un angle et une approche
le rendant plus concret.
Simone de Beauvoir utilise les méthodes qui lui sont proposées
non plus pour traiter de problèmes universels, mais en
étudiant des situations concrètes permettant de mobiliser
les concepts et de saisir ce qu’ils apportent pour comprendre
le monde qui nous entoure.